
« Nous aurons le destin que nous aurons mérité. »
Albert Einstein
Dans ce nouvel essai, Giuliano da Empoli nous convie dans le monde des puissants d’hier et de ceux d’aujourd’hui. L’heure des prédateurs poursuit la réflexion amorcée dans Les ingénieurs du chaos. Si les démocraties libérales ressemblent de plus en plus à la cour du roi Pétaud, ce cirque profite à de nouveaux conquistadors qui rêvent d’un monde où ils ne seront plus soumis à aucune règle, ou encore mieux, à un monde où ils fixeront eux-mêmes les règles. Ainsi, da Empoli nous invite à poser un regard lucide sur la fin du monde que nous connaissons et à bien saisir l’empire glacé de celui qui émerge.
10 % de The West Wing, 20 % de House of Cards et 70 % de Veep.
Lorsque l’auteur était conseiller du président du Conseil italien, lui et un collègue jouaient au jeu d’évaluer es tragédies politiques quotidiennes en leur attribuant un pourcentage en fonction des degrés de ressemblance avec les séries télévisées ci-dessus mentionnées. Sans surprise, la plupart du temps, les drames politiques obtiennent le score mentionné plus haut. La série The West Wing présente un univers de politiciens sérieux œuvrant pour le bien commun, House of cards illustre un monde politique digne de Machiavel où chacun travaille d’abord pour son profit personnel et enfin Veep met en scène une parodie où nos élus tentent de faire de leur mieux dans des situations qu’ils ne contrôlent pas et dont ils ne connaissent pas les tenants et aboutissants. L’auteur affirme que la plupart des tragédies politiques sont l’aboutissement d’une suite d’erreurs et d’improvisation. Cette cacophonie constante, digne des meilleurs sitcoms, occulte des réalités qui mériteraient pourtant toute notre attention.
Da Empoli nous rappelle aussi que l’histoire a souvent la fâcheuse tendance de se répéter. Conséquemment, Henry Kissinger paraphrasait Churchill lorsque les gens lui demandaient comment se préparer à jouer un rôle dans le monde : « Étudier l’histoire, étudier l’histoire, étudier l’histoire ». Actuellement, on peut tracer le corolaire avec l’analyse suivante: lorsque les technologies militaires défensives progressent plus rapidement que les technologies offensives : les guerres sont rares. À l’inverse, on voit les conflits armés apparaitre un peu partout lorsque les armements offensifs sont plus efficaces et disponibles à faibles couts.
Au cours des cinq dernières années, les dépenses en armement ont augmenté de 34 %. Pourtant, Israël abat un drone libanais à deux-cents dollars avec un missile patriote de quelques millions de dollars. Deux ou trois missiles supersoniques de quelques millions peuvent détruire un porte-avion valant quelques milliards. Un synthétiseur d’ADN permet de créer des nouveaux pathogènes et coute seulement quelques milliers de dollars. La stabilité du monde actuel est attaquée de toute part.
Les nouveaux conquistadors
Il y a déjà plus de dix ans, Cambridge Analytica avait ouvert la voie. Le socle sur lequel le monde politique reposait s’est effondré. Aujourd’hui Trump, Bolsonaro, Bukele défient l’ordre établi et adoptent des stratégies chaotiques. L’idée d’instaurer des règles internationales et de les faire respecter relève maintenant de l’utopie. De l’IA et ses technologies convergentes à la finance et aux cryptomonnaies ; les nouveaux conquistadors n’acceptent plus de limites.
« L’heure des prédateurs n’est, au fond, qu’un retour à la normale. L’anomalie ayant plutôt été la courte période pendant laquelle on a pensé pouvoir brider la quête sanglante du pouvoir par un système de règles. » p.81
Dorénavant les ingénieurs de la Silicone Valley programment les comportements humains au moyen des algorithmes. Ainsi, ils alimentent l’actualité et la réchauffent en fonction de leurs intérêts. Les états règlementent trop, la bureaucratie restreint la liberté d’entreprise et les couts sociaux sont trop élevés. La réalité se métamorphose et devient ce que l’on entend, ce que l’on voit, ce que l’on perçoit. Lire ou s’informer autrement que sur des plateformes ou auprès de l’IA tombe dans la désuétude. D’ailleurs le président américain est fier d’affirmer qu’il ne lit jamais et cela représente tout un défi pour ses conseillers qui doivent résumer oralement des dossiers complexes.
Yann Le Cun dirige le laboratoire d’intelligence artificielle de Meta. Il prévoit que dans dix ans tout au plus, la plupart des gens porteront des lunettes de réalité augmentée. Ainsi nos lunettes superposeront nos fantaisies à l’action se déroulant sous nos yeux. Nous pourrons ajuster l’éclairage, augmenter le son ou ajouter des artistes durant le concert auquel nous assisterons. Par conséquent, chacun créera sa propre réalité. Nos lunettes pourront également traduire en simultané, vérifier les angles morts lorsque nous traverserons une rue. Au bout d’un certain temps, notre assistant virtuel pourra même prévoir nos futurs besoins ou nos envies. N’est-ce pas là un avenir désirable ?
Plus récemment, Mark Zuckerberg, lui-même, propose l’IA comme compagnon pour sortir les gens de l’isolement. Déjà l’IA propose des tests de QI à ses utilisateurs. Étonnamment, tout le monde obtient des résultats supérieurs à 131. L’IA a développé son empathie…
Les borgiens
(voir note en bas de page)
« À l’heure des prédateurs, les borgiens de la planète entière offrent les territoires qu’ils gouvernent comme un laboratoire aux conquistadors numériques, pour qu’ils viennent y déployer leur vision du futur sans s’encombrer de lois et de droits d’un autre âge. » p.118
L’Arabie saoudite construit des enclaves où les dirigeants de la Tech feront les lois, Bukele a adopté le bitcoin comme monnaie officielle du Salvador, Milei veut bâtir des centrales nucléaires pour alimenter les serveurs de l’IA. Musk a même créé Starbase, une nouvelle ville du Texas autour du complexe industriel de Space X.
L’IA et le pouvoir
La démesure est au rendez-vous et le monde se transforme sous nos yeux dans un avenir posthumain où la centralisation des données alimente le pouvoir de l’intelligence artificielle. Il y a peu de temps, acquérir des connaissances et des informations, documenter un dossier était la meilleure manière de réduire l’incertitude face aux problèmes émergents. Il y a peu également, on confiait ses malaises à un ami, plutôt que d’interroger notre Chat bot pour savoir quel serait le meilleur moyen pour aborder un problème relationnel.
À l’heure des prédateurs, nous possédons plus d’informations et pourtant, nous sommes de plus en plus angoissés face à demain. Altman et Hassabis présentent la solution au chaos: l’IA rétablira un nouvel ordre grâce à une gouvernance rationnelle menée par des décisions prises à l’aide des bases de données. Évidemment, on ne pourra jamais demander à l’IA comment elle est arrivée à une décision puisque les nouvelles technologies quantiques interprètent elles-mêmes le chaos. Il faudra donc se fier entièrement à la technologie et avoir la foi.
Pour Giuliano da Empoli, le vrai roman d’anticipation sur l’IA date. Il s’agit de Le procès de Franz Kafka, publié en 1925. Le protagoniste du roman est reconnu coupable de faits qu’il ignore et que les juges ne comprennent pas davantage l’accusation. Néanmoins, le procès suit son cours malgré les incohérences, car il suit sa propre logique.
« L’IA n’est pas qu’un simple accélérateur de pouvoir, il s’agit d’une nouvelle forme de pouvoir, qui se distingue de toutes les machines inventées par l’homme jusqu’ici. Si l’automatisation portait sur les moyens, l’IA, elle s’intéresse aux fins ; elle établit ses propres objectifs et développe une capacité que l’on croyait réservée aux êtres humains. Elle émet des jugements stratégiques sur l’avenir. » p.125
Est-ce bien ce que nous voulons ?
C’est ce glissement de pouvoir sur nos propres vies qui consterne l’auteur. Lorsqu’on observe les cafouillages politiques, on peut croire que l’IA apportera des solutions valables. Mais qui dictera les paramètres à l’IA ? Dans tous les cas, il semble bien que l’heure des prédateurs ait bien sonnée. La convergence entre les technologues et les borgiens de ce monde permet à cette nouvelle élite de défier ouvertement l’ancienne suprématie du bloc de Davos. Cependant, ce nouveau monde correspond-il à nos aspirations ?
Borgien: Le dirigeant borgien s’impose comme un personnage fictionnel, cultivant ambiguïté, transgression et fascination. Ce pouvoir post-idéologique, sans cohérence doctrinale stable, mais extrêmement habile dans l’art de brouiller les repères, de saturer l’espace médiatique et de retourner chaque crise à son avantage. Fleury, Cynthia. (2025) Le borgianisme, nouvelle idéologie des puissants ? L’Humanité (site web) France 15 mai 2025 Consulté le 15 mai 2025
Auteur | Guiliano da Empoli |
Titre | L’heure des prédateurs |
Éditeur | Gallimard |
Année de publication | 2025 |
Sujet un peu aride, mais que dire des conséquences! Si ces convergences arrivent à s’installer sans trop d’opposition ou de questionnement, la “liberté” des prédateurs s’adressera à une minorité possédant les moyens d’en profiter, excluant d’emblée une grande partie de l’humanité. Retour en arrière et répétition des erreurs de l’histoire, une fois de plus…